Pour Roland Decorvet, managing partner d’AlphaTalents Africa, il faut des investissements avec un retour modeste mais avec un impact ambitieux.

L’Afrique a d’importants besoins en investissement, en particulier s’agissant du secteur de l’agro-alimentaire. Comment s’y prendre de la manière la plus efficace? Le point avec Roland Decorvet, managing partner d’AlphaTalents Africa.

Vous avez travaillé tour à tour pour une grande multinationale, mis sur pied un navire humanitaire qui fournissait des services médicaux et vous dirigez maintenant une société d’investissement qui soutient le développement d’entreprises agroalimentaires en Afrique. Quelle est votre approche d’investissement et quels objectifs poursuivez-vous?

La création d’AlphaTalents Africa, une société d’investissement qui vise à accélérer la transition de la chaîne de valeur de l’agroalimentaire africaine vers une industrie durable à même de répondre aux besoins de nourriture croissants de ce continent, résulte de différentes étapes de mon parcours personnel. Après avoir passé trente ans dans l’industrie agroalimentaire internationale, ma conclusion est que la seule solution pour «sauver l’Afrique», comme on l’entend dire parfois, est qu’il est nécessaire d’investir davantage dans le secteur agroalimentaire sur ce continent. C’est la seule industrie avec laquelle on peut toucher des centaines de millions de personnes qui peuvent avoir ainsi un travail, tout en assurant une meilleure sécurité de la région sur le plan alimentaire.

Notre approche diffère à la fois du capital-investissement et de l’aide au développement.

Notre approche diffère à la fois du capital-investissement et de l’aide au développement. A mon avis, des formes d’investissement comme le private equity n’apportent pas les résultats attendus dans le domaine agro-alimentaire en Afrique car l’objectif de ces fonds est malgré tout de maximiser le profit. L’aide au développement, elle, ne marche pas non plus. On ne parvient pas à changer les choses en distribuant de l’argent gratuit, car ce qui est gratuit n’a pas de valeur.

Donc, il était nécessaire de mon point de vue de trouver d’autres approches pour répondre aux besoins d’un continent doté d’une forte population en croissance et qui dispose aussi de très grandes quantités de cultures arables. En comparaison, l’Ukraine compte environ 40 millions d’hectares de terres arables. L’Afrique dispose, elle, de plus de 200 millions d’hectares de terres arables non cultivées, hors forêts. Selon la FAO, 60% des terres arables non exploitées se situent sur le continent africain. Ainsi, il y a, d’un côté, un continent qui dispose des plus grandes surfaces de terres arables mais qui, de l’autre, importe tout de même d’énormes quantités de denrées alimentaires.

Comment expliquer cette contradiction?

Les problèmes se situent à plusieurs niveaux. D’abord, il y a un manque d’industrie de transformation. Il n’existe pas beaucoup d’entreprises de transformation basées en Afrique. Ensuite, il y a surtout un manque d’investissements dans ce secteur.

Vu le potentiel de développement de ce secteur, pourquoi les investisseurs ne sont-ils pas davantage intéressés?

D’une part, car beaucoup d’entre eux cherchent à maximiser le profit – ils vont là où ils espèrent obtenir le rendement le plus élevé tout en minimisant les risques. Et pour beaucoup d’investisseurs institutionnels, dès que l’on parle de marchés émergents ou d’Afrique, le réflexe de prudence revient très vite.

Pour beaucoup d’investisseurs institutionnels, dès que l’on parle de marchés émergents ou d’Afrique, le réflexe de prudence revient très vite.
Hormis les fonds d’investissement classiques, il existe aujourd’hui toutes sortes de fonds durables et de véhicules axés sur l’investissement d’impact qui intègrent aussi d’autres critères que ceux d’ordre purement financier. Ne peuvent-ils pas également contribuer au financement de projets dans le secteur agroalimentaire?

Beaucoup de gens disent: oui, on veut bien faire de l’investissement d’impact mais à condition d’obtenir autant de rendements qu’avec les autres placements sur le marché. Nous partons du principe qu’investir en faisant quelque chose qui bénéficie à l’ensemble de la société a un coût. Faire du bien a un coût – il faut accepter cette réalité-là. Il faut revoir la façon dont on envisage d’investir mais aussi redéfinir ce que nous comprenons et mesurons comme “Retour sur Investissement”.

Comment mettez-vous en balance les critères financiers avec d’autres aspects?

Notre principe consiste à remettre au même niveau le capital et le travail. Notre approche est basée sur quatre piliers de création de valeur: à savoir, l’humain, le social, l’environnement et les critères financiers. Ces quatre critères sont tous pondérés à hauteur de 25% chacun. Les directions des sociétés investies ainsi que du fonds sont monitorés et récompensés en fonctions des objectifs atteints des quatre piliers, 4 KPI («key performance indicators») très pratiques par pilier. On ne peut parler d’impact et être rémunéré en priorité que sur l’aspect financier.

Si l’on considère le premier pilier, soit les aspects humains, comment évaluez-vous ce critère?

On tient compte du nombre d’emplois créés par une entreprise, de la mise en place de politique salariale équitable mais aussi la formation et au développement personnel ainsi qu’à la couverture médicale. Dans la région du sud Kiwu, nous avons investi dans une entreprise qui consacre 5% de son chiffre d’affaires à la couverture médicale de ses employés. Un tel effort est pris en compte dans les différents KPI qui servent à mesurer l’impact et la performance.

Il faut revoir la façon dont on envisage d’investir mais aussi redéfinir ce que nous comprenons et mesurons comme ‘Retour sur Investissement’.
Qu’en est-il des critères qui se rapportent à l’environnement?

Au sujet de l’environnement, j’ai souvent fait l’expérience que le vocabulaire utilisé par les investisseurs dans ce domaine n’est pas compris par les entreprises sur place. Prenez la notion d’empreinte carbone très utilisée actuellement – très peu d’entreprises comprennent vraiment ce dont il s’agit. Mieux vaut fixer des objectifs concrets tels que la réduction de la quantité d’eau utilisée, le fait de renoncer à utiliser des fiouls lourds, etc. Quels que ce soient ces critères, un aspect important est que chacun de ces critères soient considérés sur un même plan. Les critères humains, sociaux ou environnementaux comptent autant que les critères financiers. Il faut que leur prise en compte soit obligatoire – non pas seulement volontaire. Si, avec une entreprise, on obtient un super rendement sur le plan financier – mais pas pour les autres critères -, cela aura de véritables conséquences sur la rémunération des dirigeants. C’est pourquoi, notre devise est: optimiser le profit et maximiser l’impact.

D’où peuvent venir les fonds nécessaires compte tenu des gigantesques besoins d’investissements que vous décrivez?

Je dis toujours qu’il faudrait mettre sur pied un plan Marshall non pas pour donner plus d’argent à l’Afrique mais pour y investir davantage. Selon les chiffres de la Banque Mondiale, l’aide au développement s’est élevée en 2021 à quelque 68 milliards de dollars – de l’argent gratuit qui est souvent mal utilisé. Or, ce n’est pas d’argent gratuit dont l’Afrique a besoin mais d’investissements mais des investissements avec un retour modeste et un impact ambitieux.

Quel retour sur investissement peut escompter un investisseur qui confie de l’argent à AlphaTalents Africa?

Un premier aspect à considérer est qu’il doit s’agir d’investissements à long terme (20 ans) – un peu comme les fonds alloués à la construction de routes ou d’infrastructures. Maintenant, nous ne pouvons pas proposer des rendements de l’ordre de 12%, 15% ou même 20% par an comme le font certains fonds de private equity. Du fait que nous intégrons aussi les coûts liés à l’impact positif que ces investissements produisent sur la société ou l’environnement, le rendement obtenu par l’investisseur sera plus proche des 7% nets (sur 20 ans) par an, par exemple.

Vous évoquiez précédemment la réticence de certains investisseurs institutionnels à prendre des risques. Qui investit alors surtout dans votre véhicule d’investissement?

Nous avons en particulier des family offices ou des personnes privées. Pour beaucoup d’institutionnels, dès qu’on dit Afrique, cela fait toujours encore un peu peur. Et c’est dommage car ce continent dispose d’un immense potentiel, notamment dans le secteur de l’agro-alimentaire.

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